La Cité de jade (de Fonda Lee) est un roman particulièrement intéressant car il met en avant une magie (basée sur l’utilisation du jade) dans une époque moderne. La technologie est présente car on retrouve des voitures, des téléphones. Pour le reste, c’est une lutte à la mort entre des clans dans une époque qui change (« tout semblait se dérouler à une vitesse un peu trop dangereuse, comme si la ville était une nouvelle machine huileuse configurée pour une performance maximale, à la limite de la perte de contrôle et perturbant l’ordre naturel des choses »).
Deux clans s’affrontent donc pour le contrôle d’une île.
Le Clan Sans Cime (dirigé par Lan, secondé par Hilo, son frère), sur lequel est basée la narration, ne doit seulement méfier du Clan de la Montagne (dirigé par une femme, Ayt Mada) ; il doit aussi se méfier d’alliés changeants, de francs-tireurs et de membres qui refusent d’assumer leurs responsabilités.
Le jade donne des pouvoirs aux individus. Il leur permet de mieux combattre, d’être plus fort, plus endurant, plus résistant. Il améliore leur capacités. Si tout le monde n’est pas réceptif au jade, ceux qui le sont ont donc un avantage certain.
Pendant quelques années, Shae (la soeur de Lan) a cru pouvoir suivre son destin et ne pas se mêler aux affaires du clan. Elle voulait suivre une autre voie, écrire son propre destin. Elle avait cru pouvoir le faire en suivant son amoureux et en suivant des études.
Quand elle finit par retourner sur son île natale, elle est aveuglée par sa fierté et refuse de se replonger dans les affaires de la famille. Elle n’a pas digéré son départ, la façon dont tout cela s’est passé. Il faut dire que ses proches ont été particulièrement durs, comme son grand-père (l’ancien chef du clan). Avec des mots assez secs mais justes, il avait tenté de la prévenir : « même si tu retires ton jade, tu ne seras pas comme eux. Ils ne t’accepteront jamais, car ils sentiront que tu es différente, de même que les chiens savent qu’ils sont inférieurs aux loups. Le jade est notre héritage ; notre sang n’est pas fait pour se mélanger à celui des autres ». Autrement dit, il n’y a qu’aucun près des siens que Shae pourrait être elle-même, s’épanouir. La têtue jeune femme ne pouvait et ne voulait pas entendre ce sermon.
Il lui aura fallu de longs mois et la mort de son grand frère (Lan) pour comprendra la leçon. Avant cela, elle s’était entêtée dans sa décision, persuadée qu’elle était capable de mieux savoir que les autres. Avec le recul, Shae trouve son attitude puérile, presque pathétique. Elle dresse un jugement sévère sur la femme qu’elle a été en pensant qu’« elle s’était comportée comme une idiote, mais hélas, même les idiots avaient droit à leur fierté ».
Lan meurt et Shae se sent coupable. Elle a montré toute son inutilité à son clan en n’étant pas aux côtés des siens. Elle a montré qu’elle était un poids mort pour sa famille alors qu’auparavant elle en avait été un des éléments les plus brillants. Cela lui fait honte : « elle réalisa avec un léger désespoir qu’elle était devenue ce qu’elle s’était juré de ne jamais être : une femme telle que sa mère, assise à la maison à s’inquiéter pendant que les hommes sortaient pour se confronter aux dangers et infliger la violence ». Pour Shae, cette réalisation est un choc, elle qui était au moins aussi forte et prometteuse que ses frères. Sa bouderie et son comportement ont gaspillé des ressources. Pire, elle est devenue une chose à protéger, une cible. Elle a honte, d’autant plus qu’elle s’est privée volontairement du jade.
Lorsqu’elle finit par retrouver la raison et renouer avec le jade, c’est comme une délivrance pour elle, une renaissance : « elle se trouvait à l’intérieur d’une tempête ; elle était la tempête » et « « elle se sentait malade d’excitation, et puissante comme ne l’avait jamais ressenti depuis des années »
La Cité de jade est une lutte des clans pour conquérir le pouvoir. La Montagne veut éliminer le Sans Cime pour contrôler une ressource importante : le jade. Le roman met l’accent sur les émotions et les sentiments. C’est la fidélité et la trahison, le devoir. C’est aussi l’amour, les sentiments amoureux.
Lan offre un bon exemple. Lui qui dirige le clan a vu sa femme le quitter. Tout laissait croire qu’il aurait ordonné sa mort, qu’il aurait fait tuer son amant. Tout le monde l’aurait compris, tout le monde attendait qu’il agisse de cette façon. Cela n’a pas été le cas. Et pourquoi ? Il se justifie en pensant que « si on aimait quelqu’un, qu’on l’aimait vraiment, alors son bonheur n’était-il pas plus important que l’honneur ? »
Son frère, Hilo, est aussi touché par une question liée à l’amour. Il aime une jeune femme dont la famille est touchée par l’infamie, et pourtant cela ne l’empêche pas de la courtiser. Il a besoin d’elle. D’une certaine façon, il est intoxiqué par elle (« son souhait de la rendre heureuse était comme une souffrance physique. L’idée que quiconque puisse lui faire du mal ou la lui enlever le remplissait d’une rage fiévreuse. Elle aurait pu lui demander n’importe quoi ; il l’aurait fait »).
Le livre aborde aussi la question de la déchéance, de la chute.
C’est le cas du grand-père (Kaul Shen) de la famille qui a mené de nombreuses guerres et qui a fait du clan un acteur majeur de l’île. Son corps et sa mémoire le trahissent. Il s’enfonce de plus en plus dans le passé, il dit des phrases qui lui échappent et mettent à mal la famille. C’est d’autant plus dramatique qu’il est encore porteur de jade. Lan se rend compte que « de même que les voitures et les armes à feu, le jade n’était pas une chose qu’auraient dû posséder les personnages âgées atteintes de sénilité ». L’attitude de Kaul Shen complique d’autant plus les choses qu’il tente de forcer la main de Lan. Il veut l’empêcher de faire la guerre, de s’y préparer et le pousse à négocier la paix.
La déchéance porte aussi le costume de la trahison. Le clan requiert la fidélité et la sacrifice. Vivre sur le territoire des Sans Cime, c’est se plier à leurs règles : il faut respecter l’organisation, payer son tribut. En temps de paix, les petites incartades pouvaient être tolérées, pas en temps de paix. Maik Tar, un homme d’Hilo, traque Tem un traître. Quand il finit par le retrouver, et juste avant de le tuer, il le toise : « pensais-tu vraiment que tu pouvais pisser à l’intérieur du territoire du clan Sans Cime sans que vous reniflions la puanteur qui s’en dégagerait ? » Cela illustre aussi bien un aspect important de ce qui se passe. C’est une lutte à mort entre deux groupes, un combat violent. On ne peut pas être neutre.