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samedi 20 avril 2024

[RF Kuang] Babel : Qui est Letty ?

Babel est un roman passionnant qui montre un groupe d’amis (Ramy, Robin, Victoire et Letty) prendre conscience du monde qui l’entoure. Ce sont de jeunes gens qui se révoltent comme ils peuvent contre l’ordre établi (le puissant empire britannique et ses barres magiques d’argent). Mais, au-delà, ce sont aussi des gens qui tentent d’affirmer leur identité, de définir qui ils sont en prenant en compte leurs amis, leur culture et leur environnement social. Letty est un bon exemple de tout cela.


Seule anglaise du groupe d’amis, Letty semble être la plus favorisée (sa famille est influente, son père étant Amiral), la plus encline à comprendre l’ambiance et l’atmosphère qui règne à l’université de Babel. Mais, Letty a un défaut majeur : elle est une femme. Peu importe ce qu’elle fait, ses capacités, elle est entourée d’un préjugé négatif ; elle ne peut étudier librement et elle doit être accompagnée d’un homme dans la plupart des cas. Quand elle tente d’affirmer ce qu’elle est, une femme, c’est à ses risques et périls. Cela attire systématiquement l’attention. On en a un exemple quand elle décide de porter une simple jupe : « un soir, pour le dîner, Letty arriva au réfectoire en jupe plutôt qu’en pantalon. Les garçon de l’Univ murmurèrent et la montrèrent du doigt ». Ainsi, si Letty tente de montrer sa féminité ou s’habiller comme elle le désire, elle déclenche tout de suite des réactions hostiles.

A la rigueur, on pourrait croire que cela n’est pas bien grave. Mais, ces comportements sont le signe d’un mépris des femmes intériorisé et répandu. On en a la preuve lors d’une fête où Victoire et Letty sont agressés par un groupe de jeunes hommes. Ces derniers ne trouvent rien d’anormal à leur attitude. Ils sont convaincus que se moquer des femmes, leur parler de façon crument ne pose aucun souci. Pourtant, les deux femmes sont choquées par ce qui leur arrive (« ce salopard de Thornhill s’est mis à parler des couleurs différentes de nos… nos… pour des raisons biologiques, quoi, et Pendessis a décidé qu’il fallait qu’on leur montre »).


Pour ne rien arranger à la situation de Letty, elle ne sent pas à sa place, elle se sent rejetée à deux niveaux : elle n’aurait pas dû être là et contrairement à ses amis, elle n’est pas d’origine d’une colonie anglaise.

Si Letty est arrivée à Babel, c’est uniquement parce que son frère est mort et a montré qu’il était indigne. Sans cela, malgré toutes ses capacités, Letty n’aurait pas pu intégrer Babel. D’une certaine façon, Letty n’aurait pas être là. Victoire explique que « elle est insupportable, parfois, oui mais elle ne cherche pas à être cruelle. Elle craint que sa place ici ne soit pas considérée comme légitime. Que tout le monde lui reproche de ne pas être son frère ».

Derrière ces propos de Victoire pointe une autre critique : Letty peut parfois être dure avec ses amis, ne pas comprendre que leurs origines peuvent les desservir. Letty est le produit de son éducation, de son environnement. Anglaise, elle est convaincue que personne ne fait attention au fait que ses camarades viennent des colonies ou de pays étrangers. Cela peut l’amener à dire des choses blessantes, à nier les différences de ses amis. Ainsi, elle dit de Victoire qu’ « elle n’est pas haïtienne », mais « elle est française ». Ce sont des propos assez malheureux de sa part.

Letty se sent aussi rejetée ; en effet, il ne faut pas oublier que les personnages ne sont que des adolescents et qu’ils font la première expérience des sentiments amoureux. Letty semble attirée par Ramy sans savoir, pendant un long moment, comment le lui faire comprendre. On peut lire que « Ramy et Letty semblaient incapables de se supporter mais gravitaient sans cesse l’un autour de l’autre ; ils ne pouvaient s’adresser la parole sans s’opposer farouchement avec une véhémence qui faisait d’eux les protagonistes de la conversation ». Victoire et Robin ont conscience que leurs deux amis sont attirés l’un par l’autre. D’ailleurs, Letty finit par se confier à Robin : « je veux qu’il me voie, ne cessait-elle de répéter à travers ses hoquets. Pourquoi ne me voit-il pas ? ».


Le séjour en Chine va tout faire basculer. Choqué et excédé par les propos de Lovell (son père qui lui a caché qu’il était son père), Robin finit par le tuer sur le bateau lors du retour. En ce qui concerne, Letty, c’est le moment de prendre position : soutient-elle son ami ? Pour Letty, ce n’est pas un choix aisé. Il lui faut une intense introspection pour choisir son camp (« elle ferma les yeux avec force, secoua la tête, puis rouvrit les paupières et déclara lentement, comme si elle venait de prendre une décision »).

Mais, Letty ne perçoit pas ce qui s’est réellement passé. Elle voit le meurtre de Lovell comme un coup de colère soudain et sans raison de Robin. Or, le jeune homme était excédé par les propos réducteurs de Lovell qui passait son temps à dénigrer les chinois (Robin est né en Chine). Letty n’a pas conscience de cela puisqu’ « elle voyait en la mort de Lovell un incident isolé et non la partie immergée d’un iceberg ».

Pourtant, ses amis tentent de lui faire comprendre qu’ils sont ostracisés. Ramy l’informe que « on n’a jamais fait un grand détour pour éviter de te croiser de trop près sur le trottoir, comme si tu avais des puces ». Letty devrait savoir que le système est injuste, elle qui est une femme.

C’est alors que ses amis tracent une première ligne de démarcation entre eux et elle. D’une certaine façon, ils considèrent que Letty ne peut pas comprendre leurs préoccupations, qu’elle est étrangère à leur groupe. Ils semblent dénoncer le fait que Letty soit un pur produit anglais : « ta famille récolte les fruits de l’Empire. Pas les nôtres (…) il n’est pas juste non plus (…) des êtes humains qui crèvent de faim parce que les Anglais préfèrent équiper des barres d’argent leurs chapeaux et leurs clavecins au lieu de les envoyer là où elles pourraient faire du bien ». On retrouve là une certaine forme d’idéalisme et de naïveté dans la bouche de Ramy : il n’a pas compris qu’un Empire cherche avant tout à favoriser les dominants et s’assurer le contrôle des dominés. Il rêve d’un Empire juste et qui chercherait  à lutter contre de grands maux comme la faim ou la pauvreté.

Si Ramy fait donc preuve de naïveté, c’est aussi le cas de Letty. Par exemple, elle est convaincue que, puisque l’esclavage a été aboli, que la pratique n’a plus lieu. Elle se trompe et ils ne privent pas pour le lui dire : « tu crois qu’on ne vend pas de barres en Amérique ? Que les fabricants anglais ne profitent pas encore des menottes et des fers ? »


Vient alors le moment de basculement. Ramy, Robin et Victoire décident de se retourner contre Babel et ce système. Letty les écoute en étant choquée. Elle ne comprend pas comment ses amis ont pu devenir si extrêmes. Acculée, Letty les dénonce à la police et participe elle-même à leur arrestation (« levant le revolver, elle le braqua sur chacun d’eux tour à tour. Elle semblait tout à fait savoir s’en servir : son bras ne tremblait pas sous le poids »). Elle commet alors l’acte le plus ignoble en tuant Ramy, celui qu’elle aimait. Il est difficile de savoir si c’est un choix conscient de sa part de le viser tant elle semble dérangée par ce qu’elle vient de faire (« elle demeurait étourdie, les yeux écarquillés, le revolver pointé vers le sol au bout de son bras pendant »).


L’empressement de Letty à défendre le système en place peut paraitre surprenant. Après tout, elle a longtemps été mal vue, presque rejetée par sa propre famille. Son père la tolère bien peu, la rendant responsable de la mort de sa mère : « le père, l’amiral, qui supportait à peine de lever les yeux sur elle car il voyait alors qu’une ombre de feu la frêle Mme Amelia Price, morte en couches dans une sale humide ». 

Son frère, avant de mourir, lui renvoyait sans cesse le fait qu’elle n’était qu’une femme et qu’elle ne pourrait jamais intégrer Babel. Le ton était bien moqueur : « Letty la vertueuse, Letty la brillante, qui irait à Oxford s’il ne lui manquait pas quelque chose entre les jambes ».


En réalité, Letty a donc basculé lors du voyage vers Canton. Elle a vu ses trois amis réunis par un désir commun et elle s’est sentie écartée du groupe, ce qu’elle a bien mal vécu (« après Canton, les autres s’étaient soudain mis à parler une langue qu’elle ne comprenait pas. D’un coup, elle se sentait exclue et ne le supportait pas »). Un combat intérieur a déchiré alors Letty, partagée entre l’amour pour son pays et l’amour pour ses amis. Dans un premier temps, elle choisit ses amis (« elle les avait aimés, protégés, elle avait gardé leurs secrets. Elle les aimait. Elle aurait tués pour eux »). Elle en vient même à être prête à soutenir « une campagne pour le changement, dès l’instant que cette action serait paisible, respectable, civilisée ». Elle ne comprend pas le point de vue de ses amis qui se sentent si marginalisés qu’ils ne voient pas d’autres recours que la violence.


En ce qui concerne la mort de Ramy, Robin est convaincu qu’elle a l’a fait exprès. Il lui reproche d’avoir choisis sa cible : « elle voulait qu’il meure (…) ça se voyait sur son visage : elle n’avait pas peur, elle savait ce qu’elle faisait, elle aurait pu viser n’importe lequel d’entre nous, mais c’était Ramy qu’elle voulait ». Pour quelle raison ? Robin est convaincu de voir une relation entre dominant et dominée (« un homme à la peau brune qui refuse une rose anglaise. Letty n’a pas supporté l’humiliation »).


Par la suite, Robin et Victoire restent déterminés. Ils prennent en otage Babel et la production des barres d’argent, sur lesquels repose la supériorité de l’empire. Letty envoyée pour négocier avec ses anciens proches, leur offrir une dernière chance. Elle tente de leur faire comprendre que leur action est vaine (« c’est là-dedans que j’ai grandi. Je sais combien c’est profond. Croyez-moi sur parole. Vous n’avez pas la moindre idée du point auquel ils ont prêts à souffrir pour conserver cette fierté »). En agissant de cette façon, elle montre plusieurs choses : elle est partagée entre son amour pour ses amis et sa loyauté envers son pays, elle a intériorisé la puissance de l’empire, elle trouve Robin et Victoire incapables de comprendre ce qui se passe. Letty ne peut imaginer aucun scénario où Robin et Victoire triomphent dans leur entreprise.

Robin comprend que Letty est partagée : elle espère encore une fin heureuse pour tous : le maintien de la puissance de l’empire et la non-mort de ses amis. Robin pense que « Letty les aimait » et qu’elle « les voulait sains et saufs », et que pour cela, « sa conception d’une résolution heureuse était de les envoyer derrière les barreaux ».


Finalement, la dernière image qu’on a de Letty illustre bien ce qu’elle a été et ce qu’elle est : une jeune femme prisonnière d’enjeux qui la dépassent et incapable de choisir un camp : « la jeune femme se figea (…). Elle évoquait une statue sous le clair de lune, ses joues brûlaient d’un pâle blanc de marbre (…) Dépourvu de tout ce qui avait fait d’elle un être humain vivant, respirant, aimant, souffrant ».


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