Officiellement, Terrilville a interdit l’esclavage. Cela n’empêche pas que des esclaves soient vendus ou possédés à la vue de tous. Dans une ville habituée à commercer tout et n’importe quoi, l’idée de vendre des hommes, des femmes et des enfants est trop tentante pour les Marchands.
Dans la saga des Aventuriers de la Mer, on suit principalement la famille Vestrit. Cela nous permet d’en apprendre plus sur une esclave en particulier : Rache. Cette dernière est un cas intéressant car elle illustre bien toute l’hypocrisie terrilvillienne et des Vestrit qui peuvent condamner l’esclavage et continuer à bénéficier de ses fruits. C’est aussi l’opportunité de voir une époque en changement alors que le trouble gagne Terrilville.
Pour Ronica Vestrit, au début de l’aventure, l’esclavage n’est pas une mauvaise chose. Elle n’a pas honte d’employer une personne qui ne possède pas sa liberté et qui a été achetée. On trouve même une dureté envers Rache, elle ne montre aucune compassion pour la jeune femme alors qu’elle commet des petites erreurs dans son service. Ronica veut que les choses soient faites à sa manière et ne tolère pas les écarts : « on eut dit que cette femme était incapable de faire les choses correctement. Ronica aurait dû la renvoyer à Davad Restart, mais cette idée lui faisait horreur car la femme était jeune et intelligente. Elle ne méritait assurément pas de finir esclave ». Ronica est donc triste que Rache soit esclave, ce qui ne l’empêche pas de recourir à ses services. Il semble même que Ronica pense qu’elle accorde une faveur en l’embauchant chez les Vestrit. Ronica se convainc elle-même que le sort de Rache pourrait être pire ; Rache devrait montrer plus de gratitude en travaillant chez les Vestrit. La façon de penser de Ronica est assez claire quand on lit que « si Rache était incapable d’accepter de vivre confortablement dans une maison bien installée (…) il faudrait qu’elle retourne chez Davad, pour finir aux enchères et voir ce que le sort lui réservait ». Il ne fait pas de doutes que Ronica sait que l’esclavage est une mauvaise pratique ; mais, elle est prête à punir une femme qui ne répond pas totalement à ses demandes.
Ronica possède donc une esclave bien que cela soit interdit. Avoir un esclave n’est même pas un tabou. Tout le monde en a, Marchands historiques comme les Nouveaux Marchands. Rache dit que « tout Nouveau Marchand arrivé dans votre ville a amené au moins dix esclaves avec lui. Nourrices, cuisinières, valets pour la maison et journaliers pour les champs et les vergers ». Ce qui est plus troublant est que Ronica ne les voit pas. Est-ce pour elle une façon de se dissimuler cette pratique horrible ? Ou a-t-elle été conditionnée à les ignorer ?
Même Keffria doit lui rappeler que les Vestrit ont goûté à l’esclavage : « mais nous avons pourtant une esclave ici même : Rache, que Davad t’a envoyée, quand papa était à l’agonie ». Ronica se tire sans doute une forme de satisfaction en se disant qu’elle n’a pas acheté directement d’esclaves.
Ronica pense que Rache est bien traitée chez les Vestrit. Bien entendu, elle néglige le fait que Rache n’a même pas la liberté de décider de faire ce qu’elle veut. Elle appartient à quelqu’un, elle ne peut pas faire ce qu’elle veut de sa vie. Pire, en étant proche de Davad Restart, Ronica force Rache à voir la personne qu’elle déteste le plus (« seule une visite de Davad Restart allumait dans le regard de Rache cette haine sourde. L’esclave tenait le Marchand pour responsable de la mort de son fils à bord du transport d’esclaves dont il était propriétaire »). La tragédie de Rache a donc commencé avant de servir les Vestrit.
Rache ne peut même pas aller à Chalcède pour retrouver hypothétiquement son mari (elle ne sait pas si il est vivant ou mort). Elle est marquée comme esclave, son visage en porte les traces. Ce n’est pas simplement une blessure physique, c’est aussi une limitation de ses futurs mouvements et le fait que, quoi qu’il arrive, elle restera pour les autres une esclave. Elle s’en ouvre à Ronica : « Mais si j’allais en Chalcède avec cette marque sur ma figure, on aurait tôt fait de me reprendre comme esclave fugitive. Je redeviendrais une chose ».
La mort de Davad Restart contente évidemment Rache. Il est bon de voir celui qui a été à l’origine de tous ses malheurs voir mort. C’est une douce revanche pour elle et cela lui suffit, elle n’a pas besoin d’en savoir plus (« je me moque complètement de la mémoire de Davad Restart. Qu’importe qu’il ait été un traître quand je sais, moi, qu’il était un assassin ? »). Car, en étant un principal instigateur du commerce d’esclaves, Davad Restart a, comme on l’a appris, contribué à la mort du fils de Rache. Cela n’a pas été une mort digne, loin delà. Le fils est mort agonisant, sans aucun soin. Pire, sa dépouille a été traitée sans aucun respect : « quand des matelots sont descendus enlever son petit, en même temps que son voisin de chaîne, ils ont traîné son corps par terre comme s’il s’agissait d’un sac de farine. Elle savait qu’ils allaient le jeter aux serpents qui suivaient le bateau. Et ça l’a rendue folle ». Rache n’a donc même pas pu dire adieu à son fils qui a servi de viande et de nourriture aux serpents.
Ceci étant dit, Ronica a su évoluer. De la même façon qu’elle a évolué dans sa façon de traiter sa fille Keffria, elle a changé dans son rapport avec Rache. Elle s’interroge sur le fait d’avoir une esclave à demeure, de ce que cela renvoie comme image : « qu’enseignait à Malta la simple présence de Rache dans la maison ? Que l’esclavage était admissible. Etait-ce une préfiguration de l’avenir ? Quelle leçon Malta pouvait elle en tirer sur la place de la femme dans la future société de Terrilville ? ». Certes, ce n’est pas le sort de Rache en tant que tel qui préoccupe Ronica. On pourrait donc presque la croire insensible. Ce serait être injuste avec elle de penser ça car Ronica montre qu’elle est preuve de faire preuve de compassion et d’empathie en entendant l’histoire de Rache. Cela bouleverse même la façon qu’elle a de voir Davad, cet arriviste opportuniste. Ronica finit par saisir tout le mal causé par l’esclavage : « je ne croyais pas Davad capable d’écouter une histoire comme celle de Rache et de poursuivre néanmoins une activité responsable de tant de malheur. Et pourtant, il continue. Et il presse avec opiniâtreté les gens qu’il connait de voter la législation de son commerce à Terrilville ».
Terrilville vit une époque trouble. La dragonne, Tintaglia, fait son retour. Chalcède menace la cité alors que le Gouverneur noue des alliances étranges. Des nuits d’émeutes secouent la ville après la disparition du Gouverneur. Alors qu’elles discutent du sort de la future ville, Rache regrette l’aveuglement de Ronica qui ne prend pas en compte les esclaves (« réfléchissez, Ronica. Vous ne nous voyez vraiment pas, alors que nous sommes là ? »).
On comprend alors que Rache a effectué un travail sur elle-même. Si tout la définit comme esclave, elle refuse de se limiter par ça. Elle tente, comme, tant d’autres de redéfinir son identité : elle n’est pas une esclave honteuse, elle est une fière Tatouée. Sa passion est perceptible quand elle parle (« ne nous appelez pas esclaves. Esclaves, c’est ainsi qu’ils nous nomment pour chercher à faire de nous ce que n’étions pas. Entre nous, nous nous appelons les Tatoués. Cela exprime qu’ils ont marqué notre visage, mais que notre âme ne leur appartient pas »). Dès lors, Rache déroule son argumentaire et conclut que les esclaves veulent prendre part au futur de Terrilville : « pour le meilleur ou pour le pire, Ronica, nous sommes ici, et nous y resterons. Terrilville doit le reconnaître. Nous ne pouvons pas continuer à vivre en marge comme des réprouvés ». La prise en compte des esclaves sera un des changements les plus importants que connaîtra Terrilville.
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