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dimanche 10 juillet 2022

Althéa et la pression sociale et familiale

Si une femme peut être Marchande de sa famille,  avoir une activité commerciale,  personne n'attend réellement d'elle qu'elle soit la capitaine d'un bateau, et encore moins d'une vivenef. C’est pourtant le rêve d’Althéa. On attend d’une femme qu'elle suive les codes de la société  : présentation,  bal, puis qu'elle se marie et essaie tant bien que mal de faire des enfants tout en restant élégante et en gérant sa maison. Ce n'est pas nécessairement une prison dorée comme on peut le voir avec  Ronica qui arrive à trouver sa place aux côtés de son mari Ephron et être influente. Mais, cela ne convient pas à  Althéa : être un bon mari et diriger la Vivacia, la vivenef de la famille.

Mais, dès le début des romans, tout commence mal pour Althéa. Alors qu’elle est présentée comme ayant des aspirations à reprendre la vivenef de la famille, ses propres parents préfèrent la léguer à Keffria (sa sœur) qui n’a jamais navigué à bord et donc à son mari Kyle Havre. Pour Althéa, c’est une première remise en cause de ses aptitudes, de ses talents. Elle avait toujours pensé que son père la jugeait apte, elle se trompe. La suite des événements ne va cesser de la dévaloriser, de remettre en cause tout ce qu’elle a cru. Kyle Havre, un homme qu’elle méprise, a donc repris la Vivacia et il rit de sa volonté de mener un équipage. Il la considère comme une gamine, une fille gâtée qui a toujours visé trop haut : « vous vous faites des illusions sur vos compétences, vous vous prenez pour un marin, mais c’est faux ! Votre père vous emmenait avec lui pour éviter d’avoir des ennuis à terre, voilà ce que je comprends. Vous n’êtes même pas bon marin ! » Kyle ne la critique pas seulement en tant que marin mais en tant que femme de la société de Terrilville. Il la considère presque comme trop sauvage pour bien s’y intégrer. Révoltée et furieuse, Althéa coupe les ponts avec sa famille et jure de reconquérir la Vivacia. Pour cela, il lui faut une étiquette, c’est-à-dire une preuve administrative qu’un capitaine de bateau la considère comme un bon marin. Elle se rend compte que loin du confort de la Vivacia et des belles routes maritimes, la vie est bien plus compliquée. Elle n’a plus les ressources de sa famille, elle n’a plus le soutien de son père : elle ne peut compter que sur elle-même. Althéa se fait alors embaucher sur un navire qui chasse les baleines et se rend compte que le métier de marin a différentes réalités (« c’était le pire aspect de son existence : n’être qu’un marin passable. Elle avait beau s’endurcir, elle n’était pas aussi forte que les gaillards du navire. Elle s’était fait passer pour un garçon de quatorze ans pour obtenir son poste à bord du Moissonneur »). Cet extrait montre bien qu’Althéa n’est pas naïve, elle sait que les hommes et les femmes n’ont pas la même force physique et qu’elle ne peut se présenter en tant que femme à bord d’un navire de ce genre sans finir violée. Elle devient donc un homme, plus précisément un adolescent : cela doit permettre de camoufler sa faiblesse physique. Ce qu’elle ne peut anticiper est la réaction du commandant du Moissonneur : lorsqu’elle va lui demander son étiquette, il est outré d’apprendre qu’une femme a servi à son bord sans qu’il s’en rende compte. Si cela se sait, il va passer pour un idiot. C’est sa réputation qui est en jeu : « si tu t’imagines que je vais te donner une étiquette avec le poinçon de mon bateau dessus, tu te fais des illusions ! Tu crois que j’ai envie de devenir la risée de tous les navires-abattoirs ? Qu’on sache que j’ai embarqué une femme pendant toute une saison sans même m’en rendre compte ? »

A bord du Moissonneur, Althéa rencontre Brashen, un ancien marin de la Vivacia. Lui aussi est à la recherche d’autre chose, d’un but dans sa vie et d’une légitimité. Les deux se connaissant bien, ils sont francs l’un envers l’autre. Il dit clairement à Althéa que être une femme ne peut que la desservir ; elle deviendrait une proie sexuelle (« si ces animaux dressés sur les pattes de derrière que vous côtoyez toute la journée soupçonnaient le moins du monde que vous êtes une femme, ils vous sauteraient tous dessus jusqu’au dernier »). Loin de tout, les deux jeunes gens se rapprochent. Althéa ose lui raconter sa première fois (« il n’a pas été brutal mais il m’a tout fait. Tout. Et moi, comme j’ignorais à quoi m’attendre, je ne crois pas avoir été déçue »). Brashen est choqué d’entendre ça, il est convaincu qu’althéa a été abusée, que Devon a profité d’elle. Althéa concède que cela a été bizarre mais qu’elle y a trouvé son compte. Althéa et Brashen deviennent ensuite intimes, ils couchent ensemble. On comprend qu’Althéa a eu d’autres partenaires et qu’elle a cherché à avoir du plaisir. C’est important à noter car les seules autres références sont Keffria qui est décrite comme une femme coincée par son mari et qu’il fallu éduquer sexuellement puis Etta, la prostituée qui couchait donc pour le travail. Althéa cherche à profiter du sexe pour ce qu’il est, sans chercher à s’engager : « en dehors de la première fois, elle avait toujours eu le bon sens de maintenir ce genre d’affaires à un niveau impersonnel ; or voici que (…) elle y cédait avec un homme qu’elle connaissait depuis des années ». Si Althéa ne se voit pas lier une liaison avec Brashen, c’est parce qu’elle est toute concentrée sur un but : conquérir la Vivacia. Elle est donc prise entre son but et son désir, elle a peur d’envoyer de mauvais signes à Brashen (« mais si elle allait le retrouver ce soir, et que cela se reproduise, il risquait d’y attacher une importance qui n’existerait que dans son imagination »).

Très vite, Althéa se trouve face à un dilemme. Elle effectue son voyage de retour vers Terrilville à bord de la vivenef Ophélie. Elle fréquente le séduisant Grag Tenira qui a des sentiments pour elle mais qui en plus peut lui permettre de vivre à bord d’une vivenef. Ophélie, le bateau magique, a la capacité de savoir tout ce qui se passe à son bord, elle perçoit plus ou moins les sentiments et les doutes d’Althéa. A sa façon, elle s’interroge : pourquoi Althéa ne suit pas les convenances de Terrilville en signant un mariage plus ou moins arrangé qui convienne aux deux parties ? Ophélie est perplexe : «  je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu les éprouves pas ces sentiments, voilà tout. Es-tu sûre que tu ne te racontes pas d’histoires ? Regarde un peu mon Grag. Il est beau, charmant, plein d’esprit, gentil et c’est un monsieur. Sans parler de son origine Marchande et de la jolie fortune dont il doit hériter ». Althéa s’explique à Grag. Elle a toujours son objectif en tête, retrouver la Vivacia, et rien ne l’en détournera. Elle n’a rien contre prendre du bon temps (chose que Grag est trop honorable pour faire) mais ne veut et ne peut pas s’engager si elle doit abandonner la Vivacia (« pour vous épouser, je devrais non seulement renoncer à mon navire mais aussi accepter de le voir aux mains d’un homme que je méprise »).

Althéa dit la même chose à Ambre, une femme venue d’on ne sait où et qui est devenue son amie. Elle est claire : « si je décide d’aimer Grag, de l’épouser, cela me coûterai tout ce que j’ai toujours voulu faire de ma vie. Je devrais tout abandonner par amour pour lui ». Pour consoler Grag, Althéa semble prête à coucher avec lui. Ambre pense que cela lui fera plus de mal qu’autre chose (« n’essaie pas de te convaincre, je t’en prie, que tu peux coucher avec Grag Tenira puis t’en aller sans dommages pour l’un comme pour l’autre »).

De retour à Terrilville, Althéa retrouve une ville changée. La crise économique a durement frappé, les Chalcédiens bloquent les routes menant à la ville. Et, pour ne rien arranger, même ceux qui la considèrent et la respectent (les Tenira) lui rappellent qu’il ne faut pas bousculer les coutumes. Son entreprise de reprendre la Vivacia pourrait causer trop de troubles comme le lui dit le capitaine Tenira : « les affaires de la famille Vestrit doivent se régler sous le toit des Vestrit (…) Tu es partie de Terrilville depuis longtemps et la situation devient tumultueuse là-bas ; ce n’est pas le moment de dresser les Marchands les uns contre les autres ». Autrement dit, Althéa ne peut compter sur aucun soutien de la part des Marchands. Quant à sa famille, elle sait déjà à quoi s’en tenir puisqu’elle a dû fuir quand Kyle Havre est devenu le capitaine de la Vivacia. Lorsque Althéa regagne le domicile familial, elle est traitée avec dédain par les domestiques qui voient en elle un garçon de courses. Si elle conserve cette tenue de garçon, c’est pour ne pas attirer les regards. C’est un accoutrement pratique qui déplaît à Ronica, sa mère (« il faut que tu gagnes ta chambre discrètement pour t’habiller correctement. Tu es maigre comme un clou »). Dès lors, les vannes de la reproche et de la jalousie sont ouvertes, ce sont les propres membres de sa famille qui critiquent Althéa. Keffria critique le comportement, la façon d’être de sa sœur (elle avait déjà eu des mots durs lorsque Althéa lui avait raconté sa première fois) : « tu ne trouves pas bizarre qu’une jeune fille de bonne famille sorte toute seule la nuit, et la première nuit de son retour, de surcroît alors qu’elle a disparu pendant presque un an ? » On sent bien là toute une frustration de la part de Keffria. A sa décharge, Keffria tente de maintenir la famille Vestrit à flot, elle voit bien que la situation est désespérée. Elle en joue sans doute pour blâmer sa sœur (« comment peux-tu nous faire ça ? Comment peux-tu te faire ça à toi-même ? N’as tu donc aucune fierté, aucun égard pour notre nom ? »)

Des femmes Vestrit, c’est Malta qui a les mots les plus blessants et les provocateurs. On savait déjà que la jeune femme avait la langue agile, elle le confirme : « tu es partie pendant presque un an, et tu es revenue habillée en homme. Tu as largement passé l’âge de te marier, mais tu ne montres aucun intérêt pour les hommes. En revanche, tu te pavanes en ville comme si tu en étais un toi-même. Les gens sont en droit de se demander si tu n’es pas bizarre ». Malta est, à ce stade du récit, une jeune femme qui a l’esprit embrumé par les rêves et les fantasmes de la cité de Terrilville. Pour elle, une fille de Marchand doit avant tout être présentable et chercher un époux. Or, rien en Althéa ne montre que c’est ce qu’elle veut faire. Pire, elle ne fait aucun effort vestimentaire ou sur son apparence, elle ne fait rien pour être une belle femme. Malta pointe également les fréquentations de sa tante : Jek et Ambre. Elle est suspicieuse : « on dit que tu vas la voir pour la même raison. Pour coucher avec elle ». Malta n’a que mépris et dégoût pour sa tante. Elle remarque qu’elle est une « femme sans mari, sans enfant, une branche morte de l’arbre familial. Elle ne s’intéressait à la fortune des siens que pour les richesses qu’elle pouvait en retirer ».

Après bon nombre de péripéties, les Vestrit récupèrent la Vivacia. La situation finit par se calmer à Terrilville et un nouvel ordre social se met en place. Les Marchands doivent s’adapter pour survivre. Mais, certaines choses perdurent, notamment le regard négatif sur les relations hors mariage des Marchands. Althéa qui fréquente Brashen en est victime. Dans le tome « Les secrets de Castelcerf », Jek rend visite à Ambre (le Fou) et lui fait un point sur la situation de la ville commerciale. Althéa n’a pas changé, elle est toujours aussi indépendante et fidèle à ce qu’elle est. Mais aussi téméraire soit-elle, elle est bien peu de choses face à la langue acérée de Malta ; Althéa n’a pas d’autre choix que d’officialiser sa relation avec Brashen et l’épouser (« à mon avis, ils souhaitaient davantage faire un geste d’apaisement envers Malta, qui paraissait humiliée de l’attitude désinvolte de sa tante face à sa liaison avec Brashen, qu’Althéa ne désirait ce mariage »). On se rend compte que rien ne peut empêcher Althéa de naviguer à bord d’un bateau, pas même d’être enceinte. Brashen dit que « comment voulez-vous que je fasse, alors que je vois son ventre frotter sur les cordages quand elle essaye de courir dans le gréement ? » Au-delà de la question de sa grossesse, Althéa a enfin gagné sa légitimité en tant que marin et elle semble vouloir le montrer à tous. Certaines se sentent diminuées (sans pour autant en vouloir à Althéa), c’est par exemple le cas d’Alise dans les « Cités des Anciens ». Alise est une autre fille des Marchands qui a bousculé l’ordre social en se lançant à l’exploration et l’étude des dragons. Elle vit durement sur le bateau, elle fait face à de nombreux défis ; et pourtant, elle est impressionnée lorsqu’elle voit Althéa (« elle l’avait vue aller et venir d’un pas assuré sur le pont, pieds nus, vêtue d’un pantalon ample comme un homme »). On note que Althéa privilégie toujours une tenue pratique. Alise note que Althéa est à l’aise comme marin ou comme fille de Marchand : elle sait passer d’un monde à l’autre, elle a donc progressé à ce niveau (« Alise l’observa avec surprise qui passait de l’attitude masculine qu’elle avait sur le pont aux gestes délicats de la maîtresse de maison »).

Enfin, Fitz rencontre Althéa. Son avis sur la femme est claire et transpire le respect. Il sent que c’est une personne de confiance, dangereuse à sa façon capable. Lorsqu’il la rencontre, il se rend compte qu’« elle avait la poigne d’un homme, et je sentis qu’elle prenait ma mesure autant que je la jaugeais moi-même ». Fitz pensera plus tard que « Althéa n’était pas une poupée de salon élevée dans la dentelle » et c’est sans doute la description la plus sincère qu’on puisse faire de cette femme.


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