La
trilogie du Fou et de l'assassin élargit le monde connu. Ce qui
n'était que des suppositions ou des allusions devient bien plus
concret. On découvre alors en profondeur Clerres : une ville,
un lieu de pouvoir. On comprend que Clerres a une histoire aussi
riche que d'autres grandes villes de la saga comme Kelsingra,
Terrilville ou Castelcerf.
Très
tôt dans la saga, Clerres est évoquée. La ville n'est pas nommée
mais fortement suggérée (lorsque le Fou révèle qui il est et
d'où il vient à la fin du second tome ou le moment où le Fou et
Prilkop révèlent à Fitz qu'ils vont retourner dans leur école).
Si ces deux prophètes désirent retourner à Clerres, c'est aussi
parce que c'est le lieu qui accueille les gens comme eux, des
individus qui ont des dispositions spéciales. Les gens du Nord n'en
ont pas connaissance mais « il existait une école à Clerres
où l'on apprenait aux enfants dotés de caractéristiques des Blancs
à noter leurs rêves, les images qui leur venaient, et leurs visions
de l'avenir ». On a là un premier aperçu de Clerres : un
endroit de connaissances, de savoirs. Avant d'être pervertie,
Clerres était un endroit unique, mythique et fantasmé, presque un
refuge. Quand le Fou parle du Clerres d'avant, c'est avec des mots
positifs : « c'était une bibliothèque qui regroupait
toute l'histoire des Blancs, tous les rêves qui avaient été
archivés (…) c'était une ville faite pour les historiens et les
linguistes (…) les gens se rendaient compte que leur enfant était
étrange, et ils l'amenaient à Clerres, ou bien il grandissait chez
lui en sachant qu'il devait entreprendre un jour ce voyage ».
Autrement dit, Clerres était une destination incontournable, qu'on
le veuille ou non. Ceux qui avaient un don étaient immanquablement
attirés.
Géographiquement,
Clerres fait voyager le lecteur vers des terres inconnues, bien plus
au Sud qu'il n'a jamais été, loin de Terrilville et autres villes
des Marchands. Fitz se rend compte que c'est une « cité très
loin dans le Sud,au-delà de Chalcède, des Îles Pirates, de
Jamaillia et des îles aux Épices ». Quand le Fou raconte à
Fitz la façon dont il est retourné à Clerres après la libération
du Glasfeu, il l'informe que « nous sommes parvenus à Clerres
puis nous avons continué jusqu'à l'île Blanche, où se trouve
l'école qui s'appelle aussi Clerres ». Clerres est donc à la
fois le nom de l'île et le nom de l'école. Notons que Clerres est
un carrefour, un lieu de passage fréquenté qui n'attire pas que les
Blancs. C'est un lieu de commerce, un endroit influent. Selon le Fou,
« toute sorte d'individus se rendent là-bas, des marchands
venus de porcs lointains, des gens impatients de connaître leur
avenir, d'autres qui souhaitent devenir serviteur des Blancs, des
mercenaires qui veulent entrer dans la garde ». A ce niveau,
Clerres est un peu en opposition à Castelcerf, une ville qui, si
elle a commercé, a longtemps été peu tournée vers le monde
puisque tourné vers la guerre.
Clerres
est une grande ville. Quand on lit ses descriptions, la façon dont
les lecteurs la considèrent, on a bien plus l'impression d'être en
présence d'une Terrilville ou d'une Kelsingra époque des Anciens
que de Castelcerf. Il y a l'impression d'une ville riche et prospère,
propre et organisée. Le Fou et Prilkop sont de bons observateurs de
la ville : ils l'ont connue à des moments différents et ils
peuvent noter les changements lorsqu'ils y retournent. On comprend
avec leur témoignage que la ville ne s'est pas seulement enrichie,
elle s'est agrandie, a gagné en importance : « Clerres
s'était beaucoup étendu depuis mon départ, et Prilkop était
abasourdi de constater que le petit village de ses souvenirs était
devenu une masse de murailles, de tours, de jardins et de portes. »
Alors qu'ils approchent de la ville pour sauver Abeille, le Fou
(devenu Ambre) éclaire Fitz. Il le prévient que « Clerres a
des patrouilles qui parcourent efficacement les rues et les ponts ».
C'est un endroit comme il a rarement vu. Pourtant, Fitz a beaucoup
voyagé : il a parcouru de long en large les Six-Duchés, il a
remonté le fleuve du désert des Pluies, il a été à Terrilville,
en Chalcède, dans les Montagnes, à Kelsingra... Il est malgré
touché par ce qu'il voit : « j'observai Clerres pendant
que le ciel s'éclairait. La ville était encore plus charmante au
lever du jour, étendue de verdure soignée et d'habitations bien
ordonnées ». Cela n'a rien à voir avec le côté désorganisé
et sauvage de Castelcerf.
Tout
cela peut donc laisser croire que tout est beau à Clerres. Mais, la
ville a une face obscure, une face sombre symbolisée par l'emprise
des Serviteurs et des Quatre. Là encore, il y avait des indications
que cette école n'était pas si parfaite que ça. Le Fou avait
prévenu qu'on avait tout fait pour le retenir, pour l'empêcher
d'accomplir son destin car cela ne correspondait pas aux attentes des
décideurs. Si il y est malgré tout retourné, c'est en partie à
cause de Prilkop qui l'a convaincu que Clerres ne pouvait pas être
si changée que ça : « Lui avait toujours eu envie de
regagner Clerres (…) il en avait gardé un souvenir très différent
du mien, car il venait d'une époque où les Serviteurs n'étaient
pas encore corrompus, où ils servaient vraiment les Blancs. »
Il faut bien préciser que Clerres existe pour permettre aux Blancs
d’œuvrer correctement, toute la logistique doit leur servir. Les
Serviteurs ont retourné la relation, pris le pouvoir et asservi les
potentiels prophètes, les gens qui faisaient des rêves. Au fil des
années, Clerres est devenue un élevage, un lieu d'expériences et
une ville d'où se déploie le pouvoir des Serviteurs. Ils ne servent
plus l'histoire mais leurs propres intérêts et sont prêts à tout
pour atteindre leurs buts (« les Serviteurs croisent des
enfants les uns avec les autres, entre cousins, entre frères et
sœurs, et les enfants mal formés qui naissent de ces unions, ceux
qui ne présentent aucun signe de la lignée des Blancs sont détruits
avec la même indifférence qu'on arrache une mauvaise herbe dans un
jardin »). C'est pour cela que la Femme Pâle a été préférée
au Fou : lui allait à l'encontre de ce que désirait les
Serviteurs, il était bien trop indépendant. On pourrait presque
croire que la Femme Pâle a été construite pour contrecarrer les
plans du Fou mais surtout permettre aux Serviteurs de maintenir leur
influence. C'est en tout cas ce que pense le Fou : « Les
richesses de Clerres avaient été mises à sa disposition afin
qu'elle oriente le monde sur leur fameuse vraie Voie. »
Les
dirigeants de Clerres ont le besoin de contrôle. C'est pour eux une
nécessité ; ils élèvent leurs prophètes pour être certains
qu'ils adhéreront à leurs idées. Quelqu'un comme Prilkop est pour
eux un danger, un ennemi (Dwalia : « étant que c'était
un Blanc naturel et non élevé à Clerres, il est resté trop peu de
temps dans notre école pour que nous puissions nous assurer de sa
loyauté »). Prilkop se retrouve alors derrière des barreaux.
Le Fou, lui, a été torturé à son retour.
Clerres
a un ennemi historique : les dragons. Ils ont tout fait pour les
éliminer et ils ont tout fait pour qu'ils ne reviennent pas.
Puisqu'ils avaient accès à des rêves prophétiques, ils pouvaient
analyser différents scénarios et choisir ceux qui leur convenaient.
La
cruauté de ces individus était telle qu'ils étaient capables de
laisser se développer des terribles maladies ou des catastrophes
naturelles sans prévenir si ça les arrangeait. On sait, par
exemple, que la famille Vestrit a été lourdement touchée par la
Peste ; on apprend que les Quatre savaient et n'ont rien fait
(« nous étions au courant de la Peste sanguine avant qu'elle
ne fasse sa première victime »). Ce n'est même pas du
désintérêt, un repli sur leur monde ; c'est surtout une
volonté de tout faire pour que les dragons ne reviennent pas. Sans
doute pensaient ils qu'une Terrilville prospère se développerait et
explorerait les mystères du monde des Anciens. Les Anciens étaient
une menace, bien trop proches des dragons, bien trop indépendants et
non soumis. Clerres a donc assisté de loin à la catastrophe :
« la montagne qui explose en gerbes de feu, les tremblements de
terre qui ont dévoré les cités des Anciens et les vagues géantes
qui ont mis fin à leur emprise sur le monde (…) S'ils nous avaient
été un peu plus utiles, peut-être les Anciens en auraient-ils
aussi été informés ; mais ils préféraient les dragons aux
humains. Ce fut leur perte. »
Mais,
les dragons sont de retour et le destin de Clerres est menacé.
Capra, une des Quatre, le sait. Elle est quasiment convaincue que les
choses vont mal tourner. Il y a trop de rêves d'un Destructeur qui
viendrait tout mettre à bas. Il y a surtout le retour des dragons et
une vengeance inévitable de leur part. Elle tente de prévenir ses
collègues (Coultrie, Symphe et Fellodi) : « les dragons
sont à nouveau en liberté dans le monde, et les luriks qui nous
restent rêvent de sombres visions de loups, de fils et de dragons.
Nous étions pourtant à ça de les arrêter pour toujours : Les
dragons ne pardonnent pas et ils n'oublient pas ». En étant
incapables de tuer le Fou pour de bon, les Quatre ont laissé le
cours des choses leur échapper. Le Fou a tout fait pour faire
revenir les dragons et il y est parvenu. Pire, ils n'ont rien arrangé
en enlevant Abeille, la fille de Molly et Fitz. Fitz fait tout pour
la retrouver, ou la venger. Sur sa route, il forge des alliances
inédites et rencontre des dragons. Quand il évoque à Tintaglia le
nom de Clerres, la réaction de la dragonne est intéressante
(« Peur. Un dragon pouvait éprouver de la peur ? »)
Tintaglia, comme tous les dragons, a le souvenir de ses ancêtres.
Ils sont certes incomplets mais suffisamment équivoques pour faire
émerger cette émotion. Elle sait que quelque chose de terrible a eu
lieu pour son espèce mais ne sait pas quoi exactement. Tintaglia ira
alors rencontrer le vieux dragon noir Glasfeu qui l'éclairera sur ce
qui s'est passé, notamment les empoisonnements. Dès lors, le sort
de Clerres est écrit : la ville doit être détruite. Il y a eu
trop de torts causés aux dragons pour qu'ils ferment les yeux ;
Clerres a tenté de les éradiquer, a volé leurs œufs pour faire
des expériences. Tintaglia est claire quand elle dit que « un
humain ne peut exécuter la punition que Clerres mérite. Quand nous
arriverons là-bas, nous détruirons pierre par pierre et dévorerons
ceux qui ont osé tuer des dragons ». Une assemblée constituée
de pirates, Marchands, de gens des Six-Duchés et des dragons arrive
alors sur Clerres et détruit la ville. En réalité, le plus gros du
travail est fait par les dragons qui ne connaissent aucune limite, ne
montrent aucune retenue. Pour ne rien arranger, Glasfeu retrouve un
peu courage et se mêle à la fête. Lui aussi est revanchard,
d'autant plus qu'il a été humilié (« te souviens-tu de moi,
Clerres (…) te rappelles-tu comment tu nous as fait mourir avec un
festin de bétail empoisonné ? »)
Les
Quatre sont tués un par un. La ville est ravagée comme l'observe de
loin Fitz : « je vis les ruines du château de Clerres (…)
la forteresse n'existait plus que sous la forme de décombres
répandues à l’extrémité de la péninsule ». Clerres est
battue, les dragons ont gagné. Surtout, le Fou a atteint son but :
les futurs gens doués ne seront plus exploités.